Marianne Gourg

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Source: Marianne Gourg (°1944) a revisé la traduction en français du Maître et Marguerite faite par Claude Ligny  et elle a écrit une préface très compréhensible.


Circonstances de composition du roman

Boulgakov commence Le maître et Marguerite en 1929, l'année du grand tournant, et le termine pour l'essentiel en 1937, l'année de la terreur, deux dates qui résument symboliquement la révolution stalinienne. Les années de compromis de la NEP sont terminées, l'URSS devient un État collectiviste et totalitaire.

Boulgakov conçoit la première ébauche de son grand œuvre dans un moment de crise. On se souvient qu'en 1929 ses pièces sont retirées de l'affiche les unes après les autres, qu'il devient la cible d'une campagne de presse visant à l'anéantir en tant qu'écrivain. De ce point de vue (ce sont là les limites du sauf-conduit accordé par Staline où on pourrait voir une "invitation de supplice"), rien ne change fondamentalement entre 1930 et 1937, puisque pas un seul de ses livres n'est publié dans cette période et, qu'exception faite de son adaptation des Âmes mortes et quelques représentations de Molière, ses pièces n'arrivent pas jusqu'à la scène.

Le roman est donc écrit dans un contexte politique particulièrement noir, une situation professionnelle et humaine désespérante. Toutefois, rien n'est moins triste que cette œuvre rédigée dans le malheur et la déréliction. Face aux pesanteurs mortifères, aux brimades, aux humiliations, à la peur rampante, l'écriture jubilatoire du Maître et Marguerite clame la puissance des forces de vie, la volupté de créer, la force de l'amour. Il n'y a pas trace d'afféterie intellectuelle, de peur du ridicule, de crainte des censeurs dans ce texte composé nuit après nuit dans l'état de liberté paradoxale qui confère le parfait désespoir.

Au fil des années, le roman devient le lieu priviligié de la création boulgakovienne, le centre occulte et incadescent d'où procède et où devient l'œuvre possible qui, à partir de 1930, peut être considérée comme un ensemble de variations sur les grands thèmes de cet ouvrage central. Fondus à tout jamais dans le titre du roman qui conte leurs souffrances et leurs joies, le maître et Marguerite, unis au-delà de la mort, prennent place parmi les amants de légende, Tristan et Yseult, Roméo et Juliette. Mortellement malade, l'écrivain revient à cette histoire cent fois dite et éternellement jeune pour lui donner la vigueur naïve des vitraux anciens et vieilles enluminures:

«Suis-moi, lecteur! Qui t'a dit qu'il n'existait pas, en ce bas monde, de véritable, de fidèle, d'éternel amour! Qu'on coupe à ce menteur sa langue scélérate! Suis-moi, cher lecteur, et je te montrerai un tel amour!»

Cet amour éclate dans le plaisir charnel avec lequel, à la suite de Marguerite, l'écrivain psalmodie encore et encore les grands thèmes symphoniques du Maître et Marguerite, ces phrases incantatioires qui, de Moscou à Jérusalem, chantent le manteau blanc à doublure sanglante de Pilate, les ténèbres venues de la Méditerranée, le sang et les roses, l'orage, la lune et la nuit.

«Elle attendait impatiemment les derniers mots promis sur le cinquième procurateur de Judée, elle récitait d'une voix chantante des phrases entières qui lui avaient plu et elle disait que ce roman était sa vie.»


Situation du Maître et Marguerite dans l'œuvre de Boulgakov

Boulgakov, dans Le maître et Marguerite, lie de façon organique les deux problématiques qui constituent l'axe de son œuvre.

Il y a, d'abord et avant tout, le scandale du mal auquel, depuis 1914, l'écrivain se trouve confronté dans ses manifestations les plus concrètes: innombrables souffrances, morts d'innocents, violences de toutes sortes. Quel est le sens de ces crimes et de ces tragédies? Tous ne sont-ils pas complices et coupables, bourreaux comme lâches d'une heure? De La Couronne rouge, de La Garde blanche et de La Fuite, le mème cri de douleur monte vers un ciel muet. Suicide et folie semblent la seule issue réservée à ceux que la souffrance et le remords fouaillent. Le péché et la mort sont irréversibles.

L'autre pôle autour duquel l'œuvre de Boulgakov se structure à partir de 1929 concerne, nous l'avons vu, le douleureux destin du créateur auquel un pouvoir inhumain et tyrannique dénie la liberté, le vouant par là même à périr. Cette violence est, en définitive, de même nature que celle qui s'exerce sur l'innocent pendu ou frappé à mort.


La structure du texte

À la charnière des années trente, un obscur historien moscovite qui se fait appeler «maître» (il récuse le titre galvaude d'écrivain) a écrit un roman sur la tragédie qui se joua au premier siècle dans la lointaine Jérusalem entre Pilate, le cinquième procurateur de Judée et Yeshoua, le philosophe errant. Ce texte a apporté à son auteur opprobre et malheur. Vitupéré par la presse, victime d'accès de terreur, il se retrouve finalement dans un hôpital psychiatrique où il conte à son voisin, le poète Ivan Biezdomny, l'arrestation qui a précédé son arrivée à la clinique, dans un murmure qui n'arrive pas jusqu'au lecteur.

Or, l'œuvre de ce paria cöïncide mot pour mot avec le récit de Woland, l'inquiétant spécialiste en sciences occultes qui n'est autre que l'omniscient Satan. Le maître, figure largement autobiographique, a deviné la vérité, et l'authenticité de son récit devient gage de celle du roman qu'écrit Boulgakov.

Le destin du maître se projette sur celui de son héros Yeshoua, tous deux périssent d'avoir dit vrai. Le supplice d'Yeshoua est une dernière incarnation de l'innocente victime que, œuvre après œuvre, Boulgakov représente obsessionnellement s'écroulant sur la neige ensanglantée, tandis que claquent les coups de feu ou que résonne le bruit sourd des baguettes de fusil. La destruction du maître est l'équivalent moderne de ce crime d'autant plus immense que le vagabond illuminé semble un lointain écho du Christ. Pour Boulgakov, fils de l'age d'argent, l'art est supérieur à la connaissance rationnelle. Coauteur de la création divine, l'artiste est appelé à annoncer la vérité. Ascèse et exploit, l'éthique de la création s'apparente à celle de la sainteté et le calvaire infligé au créateur est comparable à la Passion du Christ. Cette idée apparaît sous une forme allusive ou métaphorique dans les œuvres des années trente. Elle est développée explicitement dans Le maître et Marguerite. La tragédie qui se déroule dans la Russie du XXème siècle trouve par analogie son explication dans celle qui se produisit à Jérusalem à l'aube du premier siècle, et qui constitue précisément le fondement de la civilisation et des valeurs qui sont en train d'être détruites dans I'URSS stalinienne.


La mise en abyme du récit

L'histoire de Yeshoua et de Pilate se présente sous la forme de trois récits inclus qui appartiennent à trois énonciateurs différents: récit de Woland, rêve de Biezdomny, roman du maître. Paradoxalement, les trois textes possèdent une parfaite cohérence stylistique qui confère à l'ensemble l'allure d'un texte sacré, immuable, d'un «proto-texte» d'une vérité indiscutable. Écrits dans un style concis, parfois hiératique, dont tout grotesque est absent, les chapitres «antiques» contrastent fortement avec les fantasmagories moscovites. Par cette «mise en abyme» sophistiquée, Boulgakov crée l'illusion d'une écriture en procès puisque les épisodes «antiques» sont présentés dans l'ordre chronologique. À travers la figure ouvertement autobiographique du maître, l'écrivain s'inscrit dans son roman en tant qu'auteur d'un texte fini et éternel... qu'il est en train d'écrire. Ainsi prend forme le trompe-I'œil littéraire que nous connaissons. La dernière page tournée sur le nom de Ponce Pilate, cinquième procurateur de Judée, le roman de Boulgakov se replie sur celui du maître, jusqu'à coïncider avec lui par un jeu complexe de miroirs, de redoublements et de correnspondances, donnant au lecteur le sentiment que le livre, la vérité et la vie se confondent. La fiction se soude à l'autobiographie, l'actualité à la tragédie cosmique.


Parallélismes chronologiques

Les événements antiques débutent à l'aube d'un vendredi et se terminent tard dans la nuit de la Pâque qui est également celle de la pleine lune du printemps. Deux mille ans plus tard, à Moscou, se tient, un vendredi soir, le bal de la pleine lune de printemps et, comme celui du traître Judas, le sang du baron Meigel - le mouchard - coule. Dans la nuit du samedi au dimanche, nuit de la Pâque orthodoxe et de la Résurrection, le maître trouve le repos et Pilate le pardon. Les deux séries d'évènements se projettent chronologiquement l'une sur l'autre pour finalement se rejoindre au-delà des catégories temporelles.


Une espace multiple et protéiforme

Tout naturellement, les lieux se superposent et se mêlent. Au travers de Jérusalem, dévastée par l'orage, c'est Moscou que l'on voit et inversement. L'enceinte du Kremlin, haut lieu des sanglantes tragédies de l'histoire russe, symbole d'un pouvoir occulte et redoutable, apparaît comme l'équivalent moscovite de la sinistre tour Antonia et du palais d'Hérode le Grand tandis que les écailles dorées de dragon qui coiffent le temple de Jérusalem évoquent le délire baroque de Basile le Bienheureux: colonnades, statues et ruelles se répondent.

Jérusalem se projette en outre sur Moscou selon le principe de complémentarité. Ainsi les références directement politiques sont-elles absentes de l'univers moscovites alors que le débat sur la nature et les limites du pouvoir de l'État est au centre de la tragédie qui se noue entre Pilate et Yeshoua dans une Judée occupée par les armées d'un Empire romain présenté comme ouvertement totalitaire. Une nouvelle série d'analogies se fait jour qui associent la Rome impériale à la Russie stalinienne. Elles s'enracinent dans la mythe messianique qui depuis le XVème siècle fait de Moscou la troisième Rome, nouvelle capitale impériale et chrétienne depuis le ruine de Byzance.

Omniprésentes, les analogies spatiales aboutissent à la constitution systématique d'innombrables scènes en écho où s'affirment la continuité

[Le reste du texte suivra bientôt]

 



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